Pas facile d’évoquer le roman culte d’Andrés Caicedo publié en 1977, quelque temps après le suicide de ce jeune auteur colombien qui prétendait écrire aux antipodes du grand maître du Boom latino-américain, Gabriel García Márquez. Ici, ni réalisme magique ni démences tropicales mais un récit initiatique, un roman urbain qui conduit la protagoniste, María del Carmen dite la Mona, des quartiers bourgeois bien pensants de Cali où les jeunes blancs becs en mal d’idéaux partagent leur temps libre entre la lecture du Capital et les morceaux les plus déjantés des Rolling Stones aux faubourgs noirs de la cité, là où la salsa fait sa diva dans les bars et sur les trottoirs.
Ces deux séances ont été l’occasion de rappeler l’héritage laissé par la beat generation des années 50 et les grands mouvements sociaux et politiques des années 60, ces utopies révolutionnaires nourries en partie par l’expérience de la révolution cubaine porteuse de nombreux mythes: le Che bien sûr mais aussi la résistance à l’impérialisme américain. Caicedo est à ce titre l’enfant de Kerouac mais aussi le frère de Jim Morrisson, de Janis Joplin et de Jimmy Hendricks. Il est de cette génération à la croisée des chemins, qui observe ce qu’a été la victoire des barbus cubains mais aussi la trahison de la révolution et l’émergence du fidélisme et castrisme.
Révolutionnaire, VRAIMENT révolutionnaire est la musique pour Caicedo qui était malingre et maladroit au possible. Pas étonnant que sa protagoniste et narratrice soit une belle bonde capable d’incendier les pistes de danse où se pressent les meilleurs danseurs de Cali. Et à Cali, on ne rigole pas avec la salsa: « Cali es salsa, lo demás es moda. » Pourtant la salsa n’est pas née là mais à New York, dans les années 60, dans ce creuset où se mêlent les rythmes cubains et portoricains qui soufflent depuis l’Afrique mais aussi le jazz et toutes les tendances des musiques noires: gospel, blues et rythm and blues. C’est pourtant à Cali que la salsa va trouver un espace privilégié, dans cette Vallée du Cauca, jadis zone de plantations, de métissage ethnique et de syncrétisme culturel.
Le plus difficile aura été de comprendre l’écriture caicédienne, dense et complexe du fait de son projet que nous avons cherché à percevoir par la lecture et le partages des émotions. Que viva la música! se veut roman musical, musique des mots, rythme et sensations. Notre initiation a donc consisté à partir à la recherche du « sonido bestial » qui révèle à la protagoniste mais aussi à Caicedo et son lecteur leur vraie nature, du moins à tous ceux qui se donnent un peu la peine d’écouter la musique et de vibrer. Citations de chansons avec ou sans guillemets, évocations de parcours de musiciens, discographie de fin de roman, traductions de paroles… le texte n’est plus figé mais vivant et mouvant, libre de traduire à sa guise les textes chantés par Jagger ou les plus grands salseros, libre d’adopter le rythme à l’état pur du « soneo », du « scat ». Le travail, différent de celui de l’explication de texte académique, a été aussi la découverte de la traduction de ce roman de Caicedo par son traducteur français, Bernard Cohen, traducteur de Douglas Kennedy, Manuel Vázquez Montalbán, Pedro Juan Gutiérrez, Keith Richards… que nous recevrons peut-être en fin d’année.
Hispanisants d’Hypokhâgne et de Khâgne auront eu aussi la chance de « vivre » cette littérature en participant à un atelier salsa animé par Sylvio, jeune maestro de salsa cubaine. Histoire de ne pas rester en dehors du texte de Caicedo (car auteur inconnu, auteur découvert dans le contexte classe… ) et de pouvoir s’y émerger réellement.
Que viva la música!