Père (Fadren) d’August Strindberg (traduction d’Arthur Adamov), mise en scène d’Arnaud Desplechin – Comédie Française, le 6 novembre 2016.
Si pour Oscar Wilde « l’essence même d’une histoire d’amour c’est l’incertitude » (1), il n’est pas de même pour Strindberg dont les certitudes sur le tumulte et l’échec du mariage sont redoutables.
Père est l’histoire d’une guerre intime, un conflit du quotidien qui devient un pur chaos au cœur duquel un homme et une femme, enfermés chacun dans leur volonté de puissance et dans le désir de contrôler l’autre, fragilisent leur amour pour finir par le disloquer totalement sous l’effet du doute et de la trahison.
La pièce est formidablement mise en scène par Arnaud Desplechin qui joue autant sur la misogynie que sur le féminisme exacerbé. Le spectateur, après deux heures jubilatoires, ressort affecté tant la modernité et la véracité du texte de Strindberg (1887) résonnent avec force. Cette lutte de pouvoir, un temps étouffée par un amour passé, s’accomplit dans un décor élégant et contrasté comme une toile du Caravage.
Michel Vuillermoz est magistral. Tour à tour désabusé, amusé, autoritaire, touchant, enfantin et finalement trahi, meurtri et aliéné, il campe avec sincérité et authenticité ce capitaine à la dérive. La froide détermination d’Anne Kessler glace quant à elle le spectateur.
Que reste-t-il quand l’amour s’estompe? Il ne reste que deux ennemis aux visages familiers.
Depuis Turin, Nietzsche adressa à Strindberg, le 27 novembre 1888, un courrier dans lequel il lui confiait, au sujet de Père : « J’ai lu deux fois, avec une émotion profonde, votre tragédie ; cela m’a beaucoup surpris d’avoir fait la connaissance d’une œuvre où ma propre conception de l’amour – en tant qu’arme de guerre dont l’origine est la haine mortelle qui oppose les sexes – est exprimée d’une façon grandiose ».
Des spectacles de cette qualité sont un plaisir mais également une source d’inspiration pour l’exercice de la dissertation, comme en témoigne cet extrait de la copie de Clara, étudiante en LS2:
« Le tragique nous met face à notre destin et met en scène notre angoisse que nous purgeons grâce à la catharsis. Ce procédé permet de mettre à distance notre problème existentiel dans une représentation interrogeant au-delà de l’humain tout en restant humaine. Par exemple, la pièce Père de Strindberg, mise en scène par Arnaud Desplechin, représente sous nos yeux le déchirement du couple: il y a le capitaine Adolphe, qui rêve d’autorité sur les femmes de sa maison et Laura, sa femme, prête à tout pour s’émanciper par procuration grâce à sa fille. Dès l’exposition, l’intrigue est révélée, et l’issue esquissée par le spectateur. La femme perfide ne supporte l’homme orgueilleux que dans un rapport maternel, mais ce lien étant rompu, un combat à mort s’engage. Le spectateur le devine, Laura va rendre son mari fou pour garder le pouvoir sur leur fille. La pièce met alors en branle son mécanisme tragique, qui, par un combat de formules destructrices et d’actes mesquins, se refermera inexorablement sur le capitaine. Dans cette lutte à mort entre l’homme et la femme, le couple se déchire et s’assassine. Néanmoins, si la haine sépare à tout jamais le couple, une scène marquante à la fin de la pièce révèle au spectateur le sublime du tragique: la seule fois où Adolphe et Laura éprouvent de la compassion l’un pour l’autre et se serrent dans les bras, c’est quand le piège tragique s’est refermé sur Adolphe et qu’il se sait condamné. Autrement dit, c’est dans l’horreur que l’homme en général se voit nu et s’accepte, ou comme le présente Jean-Pierre Sarrazac dans le programme de Père en 1991: « Car c’est la grandeur de toute tragédie de nous révéler, à travers la Catastrophe le meilleur de l’humain. » Le tragique et ses mécanismes lèvent le voile sur notre humanité et nous forcent à affronter notre destin. »