Conférence de Bertrand Badie, Professeur à Sciences-Po Paris

 

Le 19 janvier 2017, à l’Agora de Mantes

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Conflits anciens et conflits nouveaux

(extraits)

« Sur toutes les ondes la France est en guerre… » et pourtant la situation actuelle ne correspond pas à une logique de guerre. Le rapprochement est donc dangereux entre ce que nous vivons et la notion de guerre. Est-ce que l’on peut combattre les violences d’aujourd’hui par la mobilisation des canons? Certes non.

  1. D’où vient la culture de la guerre ?

L’inventeur de notre façon européenne de concevoir la politique est Thomas Hobbes qui écrit dans un contexte européen particulièrement sanglant Le Léviathan, 1651 . La politique consiste d’abord et avant tout à produire de la sécurité face à tant de violence. Hobbes invente l’idée qui est la clé de voûte de notre pensée politique : la fonction première de l’État est de produire de la sécurité. Le pacte social, le contrat social suppose que l’Etat demande aux individus d’abandonner une part de leur liberté en échange de la sécurité qu’il leur apportera à C’est le premier contrat social qui rend l’État souverain.

 A partir du moment où Hobbes considère que l’État doit être souverain, le monde est fait de la juxtaposition d’États souverains et la guerre devient l’état naturel des relations internationales.

L’Europe a inventé la guerre comme quelque chose d’immanent au jeu politique, comme la règle normale des relations internationales à tel point que la paix devient la non guerre, l’interruption de ce cycle normal de guerres des relations internationales.

Charles Tilly invente la formule « war making, state making » : le fait de faire la guerre contribue à la constitution de l’État: + il y a de guerre + il y a d’États et plus les États se renforcent plus il y a de guerres à cercle vicieux. Mise en place d’une administration fiscale pour pouvoir financer la guerre. Tout ce qui est la guerre donne un coup de fouet à la construction de l’État. Quand un État est en manque de moyens/ressources, la meilleure façon d’en mobiliser est de faire la guerre.          Le paroxysme ? L’optimum de rationalité lié à l’optimum de malignité ! La paix officialise que ce sont les États souverains à pied d’égalité qui constituent la carte de l’Europe avec des territoires aux frontières claires et précises: Petit à petit la géographie se conçoit en termes de géopolitique.

La Révolution française décrète pour la première fois la levée en masse pour ce qui est présenté comme des guerres libératrices : La guerre change de sens (elle n’est plus décision du monarque ni tournoi entre professionnels) et devient une affaire de confrontation entre peuples avec des projets politiques précis pour émanciper les peuples de la tyrannie… Les guerres interétatiques deviennent internationales et elles superposent logique de confrontations politiques et logique de confrontations sociales : à partir de là elles génèrent de l’humiliation : L’entrée des peuples dans la guerre donne une signification collective : C’est ce qui nous amène à une dimension mondiale  avec la guerre totale.

 

  1. Pourquoi tout ceci n’a plus de sens

Le tournant important est celui des guerres de décolonisation. Elles inventent quelque chose qui désoriente profondément les acteurs politiques européens : Ils découvrent qu’ils peuvent être battus par plus petits que soi.

Les exemples : L’Indochine et l’Algérie où se livrent des combats asymétriques entre un Etat et des sociétés dans lesquelles combattent les guérilleros. On se rend compte qu’il est difficile de faire la guerre contre une société :

Général de Villiers : « On ne peut pas combattre des idées par le chaos. »                                                             

L’Europe n’est plus le champ de bataille du monde même si la guerre n’a pas totalement disparu : La véritable concentration conflictuelle n’est plus en Europe mais sur un territoire qui va des côtes atlantiques de la Mauritanie jusqu’à l’Afghanistan.

Peut-on gérer de la même façon un conflit qui est celui des autres de la même façon d’un conflit qui jadis était le nôtre ?

Contrairement au jeu traditionnel de Hobbes, les conflits aujourd’hui sont essentiellement des conflits intra-étatiques. On ne peut donc pas parler de conflits internationaux : La conflictualité signifie que les acteurs en conflit ne sont pas des États la plupart du temps : L’acteur principal de cette nouvelle conflictualité est le seigneur de la guerre, c’est-à-dire ces acteurs qui essayent de tirer profit. Leur intérêt : Ne jamais faire la paix  car ils ne peuvent se reconvertir. Ils sont comme une PME de la violence qui essaye de faire son beurre à partir de la gestion de la violence et de la confrontation

Aujourd’hui la négociation ne peut pas régler les conflits : voir les difficultés rencontrées par le Président Santos en Colombie.

 à Avec cette nouvelle conflictualité, se transforme la finalité de ces conflits.

à Dans la guerre entre États, on pouvait prendre des ressources au perdant. Mais dans le conflit intra-étatique, il y a tendance à s’auto-finaliser : faire la guerre pour faire la guerre, ce qui nous conduit à une nouvelle conceptualisation de l’ordre politique : D’où la mise en place de sociétés guerrières qui se prolongent de génération en génération : RDC = 56 ans et pas fini ; Afghanistan = 40 ans. Guerre de Syrie  plus longue que 1er conflit mondial. Ces sociétés guerrières sont caractérisées par l’inversion du jeu social : C’est l’idée que la société ne peut se constituer dans la paix et ne peut se constituer que dans la guerre : Dans certaines sociétés, la guerre c’est l’organisation de la société. Elle est capable de produire une économie plus efficace que la paix : D’où les connexions entre trafiquants et sociétés guerrières (ELN et FARC en Colombie, Sentier Lumineux et MRTA au Pérou…) et la mise en place d’une nouvelle économie. Les sociétés guerrières sont une réponse à un Etat défaillant qui fait que la seule perspective pour un enfant est de devenir enfant soldat (entre 400 000 et 500 000 en Afrique subsaharienne, Colombie…) : Mieux vaut combattre pour se nourrir, se vêtir que de tenter de traverser la mer et de risquer la noyade ou le refus de l’Europe.

Aujourd’hui la guerre n’est plus une compétition de puissance mais de faiblesse :

  • échec de l’État + effondrement de la nation c’est à dire rupture du contrat social ex : Somalie, Congo, Afghanistan
  • effondrement de la nation : Mali, Irak, Syrie = plus de base de coexistence
  • effondrement de la société : il y a plus de guerres dans les pays pauvres (Afrique, Yemen…) ! C’est ce défaut d’intégration sociale qui vient créer ces sociétés guerrières.

Les conflits les plus récents sont complètement déterritorialisés avec ce concept de guerres rhizomes. Les conflits d’aujourd’hui, parce que les imaginaires sociaux se mondialisent, peuvent se répandre immédiatement autre part. C’est une logique qui repousse partout tant que la racine du problème n’est pas atteinte.

La racine de la conflictualité actuelle = l’inégale intégration sociale.

Le système international le plus inégalitaire est la base des conflictualités actuelles. Durkheim rappelle que plus le tissu social est fragile, plus le risque est grand de la déchirure: « Hors de la solidarité, aucun jeu social n’est possible. »

Un grand merci à Anaïs (LS2) et Justine (EC2) pour leur prise de notes. Tristan (EC2) nous a adressé l’une de ses photos.

Edm

Agrégée d'Espagnol CPGE Chaire Supérieure Professeure CPGE depuis 1998 Présidente PrépaMantes

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