Vendredi 28 septembre, après s’être intéressées à la culture du cidre, le matin, dans la visite d’une ferme de la région, les classes littéraires du lycée, hypokhâgne ( première année ) et khâgne ( seconde année ), sont parties, l’après-midi, à la découverte du Vieux Rouen. Ce fut d’abord une visite du musée des beaux-arts, puis une traversée de la Vieille ville, sur les traces de son héroïne historique Jeanne d’Arc.
Au musée, sous la conduite documentée de leurs enseignants d’histoire et d’anglais, les élèves, accompagnés d’autres enseignants, purent découvrir quelques-unes des peintures remarquables qu’abrite l’établissement, comme, par exemple, « le bain de Diane » de François Clouet, énigmatique représentation à clefs de la cour royale à l’époque d’Henri II, l’ « adoration des bergers » de Pieter Aertsen, magnifique scène paysanne et animalière du XVIe siècle, les « vanités » des peintres hollandais du XVIIe siècle, la « Flagellation » du Caravage, ou encore le « Démocrite » de Vélasquez.
Même un moraliste austère aurait apprécié, avec un plaisir amusé, le zèle qu’ont déployé nos jeunes élèves, à l’instigation de la professeur d’anglais, à chercher les signes picturaux, outre celui du bien connu crâne décharné ( « memento mori »), de la brièveté de la vie et de la permanente menace de la mort, dans les représentations artistiques de la vanité de l’existence humaine, soucis qui ne préoccupent pourtant pas, normalement, leur jeune vie commençante ! C’est dire que l’art peut proposer un enseignement moral précoce, éventuellement, à travers le plaisir même, pris à la beauté ou au sublime de ses figures esthétiques, sous l’aiguillon de la curiosité juvénile …
C’est aussi sous l’angle moral que deux khâgneuses ont plus tard commenté le portrait du grand philosophe grec par le maître de la peinture espagnole. En effet, le légendaire rire de Démocrite éclate de joie mordante sous le pinceau de Vélasquez et semble nous être adressé encore, par ce découvreur de la conception atomistique de l’univers, qui sans doute trouvait les comportements de ses contemporains, dont il se moquait et riait, par trop ignorants et ridicules, prisonniers qu’ils étaient de leur vision macroscopique et donc illusoire des choses, celles-ci n’étant, aux yeux du philosophe, que des combinaisons d’atomes, seules vraies réalités.
Auparavant, ce sont les enseignants qui s’étaient essayés à confronter leurs interprétations, devant la grande toile du Caravage, si énigmatique sous l’apparence de l’image religieuse traditionnelle. Modernité de ce cadrage étonnant, rapproché et décentré, du supplice infligé au Christ avant la crucifixion, qui décompose, en leurs différents moments, les divers gestes de l’action, presque à la manière des images successives d’une pellicule de cinéma, ce qui ouvre à la suspension des regards, saisis dans un entre-deux temporel, des protagonistes, victime et bourreaux, ces derniers aux figures dénuées de l’expression brutale ou haineuse habituelle dans ce type de représentation, comme distraits de l’action, comme s’ils étaient pensifs, méditant entre deux mouvements le Mystère auquel ils participent comme au ralenti. Outre un éclairage très instruit par une hypokhâgneuse de la signification du manteau rouge, de dérision, du « Roi des juifs », au bas gauche du tableau, ce n’était pas trop que trois enseignantes de langues et un de philosophie, pour tenter d’éclairer, par leurs regards croisés, l’énigme de ce tableau, à la fois très réaliste et comme onirique, à la fois clair et obscur, comme sa lumière et ses couleurs …
Retour à la réalité terrestre, au sortir du musée. La traversée du Rouen historique, sur les pas dramatiques de son héroïne, qui devait mourir sur le bûcher, fut planifiée et instruite par un travail considérable de préparation, accompli par les enseignants organisateurs, d’espagnol, d’allemand et de géographie, afin d’en assurer la signifiance topographique, le commentaire historique et le soutien par des questionnaires, à la fois informatifs et ludiques, afin de stimuler la recherche, qui fut joyeuse et pugnace de la part des élèves ( et de certains enseignants eux-mêmes, mués en capitaines d’équipes en compétition ! ), des indices du passage de Jeanne d’Arc, et la reconnaissance des principaux monuments anciens de la ville, parmi lesquels la fameuse cathédrale, que le peintre impressionniste Claude Monet peignit vingt-huit fois, sous autant de lumières du jour différentes.
Ce ne fut pas la simple redite de cours d’histoire qui auraient pu être faits en classe, ce fut davantage la mise au jour de la dimension concrète du temps de l’histoire effective, dans le tissu obscur et ancien de la ville, au fur et à mesure qu’on arpentait celle-ci par un beau jour ensoleillé. Par exemple le fameux « aitre Saint Maclou », qui révèle ses différentes strates historiques, du premier cimetière, puis ossuaire primitif, jusqu’à l’école des beaux-arts qui s’y établit des siècles plus tard, en passant par moult autres institutions, le tout en un même lieu ! ( Freud comparait les diverses strates empilées de Rome aux divers niveaux de l’inconscient psychique, du fond inconscient, ou refoulé, à la conscience, qui se croit claire et seule parce qu’ à la surface, une surface lui cachant le fond obscur sur lequel elle repose …).
De même, en écoutant les commentaires « in situ » des enseignantes-guides, on pouvait se rendre compte précisément du caractère éminemment politique de l’action de « Jeanne la bonne lorraine, qu’anglais brûlèrent à Rouen », comme dit le poète, sous l’image innocente et naïve de la Pucelle, à l’époque du conflit dynastique, Capétiens ( Valois ) contre Plantagenêts ( Lancastre ), entre les royaumes d’Angleterre et de France, lors de la guerre de cent ans.
Avec des échos rétrospectifs de l’époque contemporaine, par exemple sur la question débattue de la signification de l’habillement masculin de la vierge guerrière, le passé clarifiant la précision de certains enjeux culturels permanents, puisque c’est le fait de porter un habit masculin, interdit aux femmes, qui servit de prétexte à sa condamnation à mort par l’évêque Cauchon, ce qui suggère que le mode vestimentaire, et la mode donc, peuvent exprimer une rigueur sévère de la distinction des genres. Les élèves jeunes filles auront pu se réjouir d’avoir à présent le droit de porter un pantalon, sans risquer le bûcher !
Enfin, de retour à Mantes, la journée se termina à l’école de musique, de danse et de théâtre ( ENM ), notre partenaire culturel, par un concert de jazz.
Ce fut ainsi un voyage d’intégration aux deux sens qu’on peut donner à cette expression. D’une part il se proposait de resserrer les liens de chaque élève avec ses camarades et ses professeurs, contribuant à l’intégration de chacun à la prépa’ ; d’autre part, il put aussi contribuer à donner le goût à chaque élève de s’intégrer culturellement, si on peut ainsi s’exprimer, aux études qu’il entreprend en classe préparatoire, en pratiquant ses dernières aussi comme une formation de soi par la culture, le développement de sa personnalité par les connaissances et le plaisir créatif pris à l’art sous ses diverses formes.
En ce sens, ce dut être à la fois plaisant et éclairant, peut-être même étonnant, pour les élèves, que de voir leurs enseignants, qui ordinairement opèrent seuls, chacun dans son cours face à une seule classe, échanger ensemble sur les sites visités ou devant les œuvres contemplées collectivement, en montrant ainsi que les études et la culture ne se limitent pas à l’étude distinctive des matières, nécessaire pédagogiquement mais en partie abstraite, qui divise par disciplines diverses l’unité vivante du savoir et de la culture. Les études, comme culture de l’esprit, peuvent aussi se peaufiner par le dialogue et s’intérioriser par la réflexion personnelle, lesquels, s’ils sont effectifs et vrais, reconstituent l’unité organique de la connaissance et de la raison, le corps dynamique de la culture véritable, en prolongeant l’apprentissage scolaire, après s’être d’abord développés en lui et par lui.
Et ces qualités de culture et de réflexion personnelle, parachevant la maîtrise des matières enseignées, sont particulièrement appréciées aux divers concours auxquels se présenteront les élèves ( Instituts d’Etudes Politiques, écoles de commerce, de communication, etc. ), en premier lieu celui de l’Ecole Normale Supérieure de Paris sise rue d’Ulm, celui-ci permettant d’accéder à ceux-là par une notation commune de ses épreuves écrites.
Martin Pham
Philosophie, khâgne.
