Electre-Oreste d’Euripide (traduction de Marie Delcourt-Curvers), mise en scène d’Ivo van Hove – Comédie Française, le 25 mai 2018.
Cela fait deux mois que les théâtres ont dû fermer leurs portes et, malheureusement, deux représentations au Théâtre de l’Odéon, réservées pour nos classes par les soins du professeur de Lettres Madame Fillon, ont été annulées. Les amateurs peuvent tout de même trouver satisfaction dans les nombreuses initiatives des professionnels du spectacle vivant qui déploient beaucoup d’efforts pour que le théâtre appartienne encore à notre quotidien. De très nombreux spectacles sont ainsi offerts au grand public, diffusés sur les chaînes de télévision et sur le web, permettant de découvrir ou redécouvrir les grand succès de ces dernières années. C’est l’occasion aussi pour nous de nous remémorer les pièces jouées ces derniers mois à la Comédie française et de renouveler le plaisir alors éprouvé. Nous commencerons par les impressions et analyses de notre ancienne étudiante de khâgne, Sophia Mallek, formulées à l’issue de la représentation d’Electre-Oreste, l’année dernière presque à la même période.
« Après Les Damnés à l’automne 2016, les étudiants de LS1 et LS2 ont découvert une nouvelle proposition du metteur Ivo van Hove en collaboration avec la troupe de la Comédie française. Après le film de Visconti, le changement d’univers paraît complet puisque le metteur en scène a cette fois choisi de travailler sur deux tragédies d’Euripide qu’il a assemblées afin de représenter le parcours meurtrier d’une sœur et d’un frère devenus matricides, Electre et Oreste,
D’après les critiques que j’avais pu lire lors de la première, je m’attendais à une mise en scène beaucoup plus provocante et sanglante. Du sang il y en a eu, mais dans une limite tout à fait raisonnable restant ainsi fidèle à la tragédie grecque. Je pensais que nous allions assister à une mise en scène semblable à celle de Titus Andronicus. Toutefois, j’ai trouvé que la violence mise en scène répondait très fidèlement à la colère des Atrides, et la transmettait sur scène d’une façon totalement appropriée. Même la scène d’émasculation faisait sens et évitait l’écueil de la vulgarité et de la violence caricaturales.
J’ai trouvé également que le choix des comédiens était remarquable de justesse. Cette Electre incarnée par Suliane Brahim dominait la scène par son énergie virile et masculine contrebalancée par des moments de tendresse brefs mais intenses, comme l’abandon de la fille à la mère pendant un court instant, ou encore l’amour partagé entre elle et son frère. Un seul adjectif pour décrire cette Electre: électrisante! Par ailleurs, quel plaisir de retrouver Denis Podalydès incarnant un Ménélas impuissant, pris à partie par un Oreste sûr de lui et capable de la pire des violences pour être sauvé de la lapidation par les Argiens!
La mise en scène prêtait également une voix aux femmes, à cette assemblée d’Erinyes, cette armée de citoyennes assoiffées de vengeance. La chorégraphie rendait particulièrement justice à l’importance du chœur dans la tragédie grecque, mais conférait également à ces déesses infernales une place de choix. Les moments de danse, rythmés par ces percussions envoutantes et puissantes, articulaient féminité, sensualité et force virile. J’ai beaucoup apprécié les interludes musicaux et chorégraphiques qui donnaient à la représentation une coloration presque martiale. La danse contemporaine semblait véritablement incarner la musique, lui donner chair et sens par des mouvements corporels étranges, presque déconstruits. A un certain moment, la chorégraphie mimait les gestes des rameurs de l’Argo, en substituant ainsi cette armée de femmes à celle jadis composée par Jason et de ses équipiers.
J’ai également beaucoup apprécié la scénographie. J’ai d’abord été sceptique quant au choix des costumes que je trouvais trop modernes. Néanmoins, les guenilles d’Electre et de sa cour de femmes donnaient un accent prolétaire, presque marxiste à cette réinterprétation de la pièce. Cette pauvreté indigne d’une princesse grecque se heurtait à ce bleu aristocratique, ce bleu roi.
Par ailleurs, j’ai été agréablement surprise par la fidélité prêtée aux règles de la tragédie grecque. Le dispositif scénique était très fidèle, et ce tapis de boue et de terre battue rappelait l’orchestra, tandis que la demeure d’Electre, ce petit baraquement modeste constituait la skêné.
Par ailleurs, ce renversement final illustré par l’apparition d’Apollon sur scène était vraiment pertinent, et révélateur de l’hybris de ces deux matricides qui défient l’autorité des dieux. Une fois le deus ex machina inversé, l’escalade de la violence et de la vengeance est permise. Défiant les ordres et les prédictions divines, nos héros se sont vautrés dans une violence inouïe condamnant l’innocente Hermione.
Je pense qu’Ivo Van Hove est parvenu à réinterpréter le mythe d’une façon novatrice, mais toutefois respectueuse du texte original. Les effets de lumière, la brume vaporeuse enveloppant un Oreste tourmenté par les Erinyes, ainsi que cette scène boueuse, ce cloaque où se joue ce drame familial, nous prouvent que la simplicité scénique suffit parfois à rendre compte des effets du texte de la plus parfaite des façons. »
Sophia Mallek, promotion 2015-2018.