Dans le cadre du partenariat ENM-Prépa LS et à l’occasion de la Semaine culturelle des Prépas littéraires, Anthony Bergerault nous a proposé une très belle conférence sur l’influence de l’Espagne dans la musique française entre 1870 et 1931. Avec beaucoup d’humour et un dosage parfait entre commentaires et écoutes, M. Bergerault nous a invités à (re)découvrir des œuvres piquantes, surprenantes, envoûtantes, délirantes. Les étudiants ont beaucoup apprécié cette conférence qui leur a aussi permis de lire quelques partitions et de reproduire des rythmes car l’Espagne dans la musique française, c’est tout cela à la fois: des couleurs, des senteurs, des personnages, des instruments et des rythmes. Rappelons que les deux œuvres les plus jouées au monde sont toutes deux inspirées par l’Espagne: Carmen et le Boléro.
Adélaïde S., brillante hispanisante d’Hypokhâgne, nous fait lire ses notes…
L’influence espagnole dans la musique française
Les origines
La mode de l’exotisme
L’expédition de Napoléon en Égypte en 1799, accompagné par nombre de savants, favorise un intérêt artistique pour l’Orient grâce à l’apport d’artefacts. C’est le début d’un véritable courant orientaliste. En 1831, E. Delacroix (1798-1863) accompagne une mission diplomatique lors d’un voyage en Espagne et en Afrique du nord qui inspire son tableau Femmes d’Alger dans leur appartement exposé au Louvre en 1834.
Mais cet Orient peut être aussi fantasmé, comme le montre Le bain turc de Jean-Auguste Dominique Ingres (1780-1867) réalisé en 1862 et également exposé au Louvre, le peintre ne s’étant jamais rendu dans la région.
Les sujets espagnols sont aussi représentés, notamment avec La signora Adela Guerrero, danseuse espagnole de G. Courbet (1819-1877) en 1851. L’œil se porte davantage ici sur le costume traditionnel qui traduit encore une fois la volonté de peindre l’exotique. La « couleur locale » est employée en outre par E. Manet (1832-1883) avec Le chanteur espagnol en 1860.
Les expositions universelles, qui drainent des milliers de visiteurs venus des quatre coins du monde, sont le théâtre de la mise en scène des progrès scientifiques et technologiques de l’Europe. L’Espagne y est notamment représentée :
- 1867 : Construction d’un pavillon mauresque (réminiscences d’Al-Andalus, de l’Espagne maure)
- 1889 : Pavillon andalou en bord de Seine
L’Andalousie attire par sa spécificité parmi les provinces de la péninsule ibérique, du fait de la conquête musulmane et de la chute du royaume de Grenade. Cette influence musulmane participe à un enrichissement des musiques de la péninsule, et on utilise à l’heure actuelle toujours les termes de musique « arabo-andalouse » au Maroc ou en Algérie.
La révolution industrielle induit d’importants progrès pour ce qui est des transports (locomotive, bateau à vapeur) et permet de voyager plus facilement. Manet a ainsi pu admirer les tableaux de Vélazquez en 1865 et s’inspire de ses portraits de nains et bouffons pour peindre Le Joueur de fifre en 1866 (ci-dessous à gauche, avec à droite Tyrion L…euuuh le Portrait du nain Sebastián de Morra)
Le rejet de l’Allemagne et l’ars gallica
Beaucoup de compositeurs germaniques étaient prisés à Paris, mais la défaite à Sedan face à la Prusse catalyse un intérêt pour la musique espagnole du fait d’un rejet pour tout ce qui a trait à l’Allemagne à partir de 1870. Une promotion de la musique française est réalisée en parallèle avec la création de la Société nationale de musique en 1871 avec comme devise « ars gallica ». Le palais du Trocadéro construit à l’occasion de l’exposition universelle de 1878 (et détruit en 1935) possédait en outre une grande salle de concert connue malheureusement pour sa mauvaise acoustique.
La musique espagnole à Paris
La guitare, autrefois populaire, prend une connotation savante et participe avec les percussions à l’élaboration de musiques dites « hispaniques ». Le tambour de basque, fait d’une peau tendue et de cymbalettes, est particulièrement prisé avec les fameuses castagnettes. Ce sont là les instruments jugés les plus emblématiques.
Nombre de compositeurs et musiciens espagnols résident à Paris, centre névralgique de la culture française :
- Fernando Sor (1778-1839), guitariste compositeur, fait partie des « afrancesados », ceux qui avaient soutenu les Français face à une monarchie espagnole décadente…
- Manuel García (1775-1832), chanteur d’opéra vedette des Italiens (Othello, Figaro…) et compositeur dans le style espagnol. Deux de ses filles sont également célèbres dans le milieu musical : Maria Felicita dite « la Malibran », chanteuse lyrique vedette dans les années 1930 et Pauline García-Viardot, star d’opéra et compositrice qui tenait salon et possédait le manuscrit le plus précieux au monde, celui du Don Giovanni de Mozart, aujourd’hui à la BNF.
- Pablo de Sarasate (1844-1908), violoniste au conservatoire de Madrid construit sur le modèle de celui de Paris, prix de violon à 13 ans, il réside à Paris même si sa renommée est internationale. Il compose lui-même ses pièces dans un style espagnol.
- Isaac Albéniz (1860-1909), compositeur installé à Paris en 1893, élabore surtout des pièces au piano et promeut la culture hispanique. Il est connu pour avoir été turbulent dans ses études, un génie malgré tout. Il compose Iberia à Paris et est l’ami des plus grands compositeurs français.
- Enrique Granados (1867-1916), compositeur…
- Ricardo Viñes (1875-1943), pianiste au conservatoire de Paris et créateur d’œuvres de Debussy…
- Manuel de Falla (1876-1946), compositeur qui dédie sa Nuit dans les Jardins d’Espagne à R. Viñes.
Les compositeurs espagnols peuvent répondre à une forte demande du public français. Le public parisien est tout disposé à acheter des partitions de chansons traditionnelles transcrites pour le piano ou de nouvelles compositions qui reproduisent des rythmes à la mode: la « habanera », le « fandango », la « malagueña », la « jota », le « boléro »…
Deux monuments musicaux
Carmen
Georges Bizet (1838-1875), l’élève prodige, le grand prix de Rome, va connaître un échec cuisant qui hâtera sa fin.
Portrait d’une bohémienne ouvrière à Séville éprise de Don José avant de tourner ses feux vers un torero, Carmen fait scandale lorsque l’opéra est joué en 1875 à l’Opéra Comique, établissement fréquenté par les familles et leurs filles à marier. L’attitude libérée de la jeune bohémienne pour qui l’amour « n’a jamais connu de loi », ainsi que le meurtre final par un Don José jaloux choquent les bonnes mœurs. Ce n’est que huit années plus tard que la pièce de Bizet, mort trois mois après la première représentation, connaitra le succès.
Célestine Galli-Marié en Carmen, dont la tenue ne reflète pas le statut d’ouvrière!
L’écoute de deux moments cultes, la habanera mais surtout l’air de la taverne, est l’occasion de poser la question du rapport du chant à la danse, de noter l’utilisation du « pizzicato » (violons joués comme des guitares) et d’être sensible à l’accélération du rythme et donc à la virtuosité des interprétations.
Le Boléro: « J’attends la modulation! »
Maurice Ravel (1875-1937) : ses origines basques sont en réalité exagérées car sa mère, éduquée à Madrid, y a seulement accouché et l’a élevé à Paris. Le Boléro est son œuvre la plus renommée, avec environ une représentation tous les quarts d’heure à travers le monde depuis 1928. L’écoute de l’œuvre dans sa totalité a permis de faire le tour des instruments, de prendre conscience des deux thèmes récurrents A et B, obsessionnels, du crescendo orchestral puis de l’importance de la modulation en mi majeur qui conduit au dénouement, à la libération.
Les compositeurs français inspirés par la culture espagnole
- Camille Saint-Saëns (1835-1921) avec La Havanaise en 1887, la Habanera étant l’un des rythmes les plus prisés, issu de la culture cubaine et diffusé grâce au commerce atlantique…
- Claude Debussy (1862-1918), avide d’exotisme, a par exemple écouté les percussions javanaises plusieurs jours de suite lors de l’exposition universelle de 1889. Ami de Viñes, il se revendique d’un « impressionnisme musical » et connaissait de Falla dont il possédait une carte postale de la Puerta del Vino à Grenade qui a vraisemblablement inspiré son Prélude. Il cultive l’effet guitaristique au piano (même note jouée plusieurs fois) qu’il aimait tellement chez son ami Albéniz.
- Maurice Ravel a composé en 1932 des Chansons de Don Quichotte à Dulcinée et la Rapsodie (faute volontaire) ou « Malagueña ». C’est sans conteste le compositeur français qui s’est le plus investi au sein de l’univers espagnol, et ce jusqu’au terme de sa vie comme le montre son voyage en Espagne et au Maroc offert par ses amis en 1935.
Sans oublier Edouard Lalo et sa Symphonie espagnole (1875) ou l’España d’Emmanuel Chabrier (1883)…
Directe (permise par les voyages) ou indirecte, la connaissance de l’Espagne et du monde hispanophone a enrichi et renouvelé le patrimoine artistique en France au cours du XIXe siècle et jusqu’aux années 30, cristallisant ainsi l’équilibre entre la sauvegarde d’un domaine musical et culturel et l’évolution permise par le biais de connexions et d’influences.
Adélaïde S.